Fleur de patate

 

Fort de mes 4 années d'études littéraires,
ce journal - tenu par moi Antoine Bapaume
vous propose une gamme complète de textes

"Nouveauté" désormais, chaque lecteur ou lectrice peut voter pour son texte préféré, et remporter une fois par mois 1 kilo de patates Agria, Linda, ou Désirée.

Janvier 1999

4 janvier
1999
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Deux jours, et je me sens déjà faillir sous le poids des patates. Quand je pense que certains se plaignent d'avoir un boulot de con, c'est à en pleurer.

Aujourd'hui, événement rare, c'est l'anniversaire d'un adjudant. Alors c'est un jour assez exceptionnel, où je peux enfin donner libre cours à mon pouvoir créatif, à ma sensibilité. Finie la purée quotidienne ! Ce soir on mange des frites, donc après avoir épluché les patates, on m'a donné ordre de les couper !
J'ai cru que j'allais en pleurer d'émotions lorsque le caporal m'a annoncé cette nouvelle, il sait que je souffre à longueur de journée de voir défiler toutes ces pommes de terre, alors il a usé de son pouvoir, rien que pour moi, et me permet de les couper, de les tailler, de les ciseler !
Vivent les frites ! Vive le caporal !

 

5 janvier
1999
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Personne ne semble se rendre compte du travail que je fournis. Ce matin encore on m'a engueulé car il restait des pointes de germes sur les patates.
J'ai dû prendre sur moi pour ne pas montrer mon chagrin, moi qui donne tout pour ce travail, payé 500 francs par mois en plus ! (100 $ US)

Alors, j'ai bombé le torse, la tête haute et fière, et je suis reparti sans mot dire vers mes patates, épongeant alors les larmes naissantes aux coins de mes yeux avec le torchon.
Le torchon est un fidèle compagnon, avec lequel j'essuie les pommes de terre. Il était déjà mouillé, comme pour compatir à ma peine, et mes larmes s'unirent à l'eau et à l'amidon liquéfié des patates. J'étais très ému.
Et j'ai cru entendre une pomme de terre me prodiguer quelque mot doux... la folie me guetterait-elle ?

 

15 janvier
1999
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Rien ne va plus. Ce qui manque le plus à l'armée, c'est les femmes. "Les poules", comme le disent ici les militaires.
Les poules, les pommes de terre, décidément, tout me rappelle ces fourneaux dans lesquels je passe le plus clair de mon temps.

Et hier j'ai fantasmé. J'ai eu honte.
A un moment, farfouillant au fond du sac mis à disposition, mes doigts ont touché la plus grosse patate que j'ai vu à ce jour, pourvue de bosses m'évoquant les courbes féminines de mon ex-voisine, une certaine Chantal (à l'école on se moquait d'elle, "Chantal qui chante mal"). C'était assez cruel, je ne participais pas à ce rituel. Maintenant, la pauvre fille écume les bars karaoké pour se venger de tout ce qui lui a été dit. C'est une attitude moralement douteuse.

Enfin, quoi qu'il en soit, lorsque j'ai tenu entre mes mains cette patate (là je parle de la pomme de terre, pas de ma voisine), j'ai ressenti un vif frisson de plaisir parcourir mon échine. J'ai pensé à Chantal effectivement, dont les rondeurs surgissaient au plus profond de mon esprit, imitant les formes de la patate. Et j'ai caressé de longues minutes cette pomme de terre, mon doigt à peine humide glissant et virevoltant en tout creux de son anatomie (la patate, pas Chantal bien sûr).

Et ce qui devait arriver arriva, en pleine extase, le sergent chef est entré, j'ai hurlé de plaisir ! La voix du sergent chef ressemble à s'y méprendre à celle de Chantal !

Le sergent a pas apprécié, je suis consigné 3 jour dans mes quartiers. Quel crétin ! Trois jours à échapper aux patates ! Le rêve !

 

Février 1999

10 février 1999
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Je ris sous cape... depuis un jour, je n'épluche plus de pommes de terre, fini ! J'étais écoeuré.
Pour l'instant ils m'ont foutu en tôle, j'ai pas le droit de refuser de travailler.
Mais ces 10 derniers jours, j'étais à bout, j'étais... comment dire... tu vas croire que je suis fou, mais... mais... je suis convaincu que les patates me parlaient... oui ! :o(

Et c'était intenable, à chaque fois que mon couteau s'enfonçait dans leur chair, ou écorchait leur peau, un sifflement aigu étourdissait mes oreilles, comme une petite voix stridente m'implorant "Mais pourquoi Tonio, pourquoi nous tues-tu ?".
"Tutu ???".
"Mais non, du verbe tuer, bougre d'imbécile !!!".

Et en plus les patates sont pas polies :o(. Mais je les comprends, pourquoi tant de haine, pourquoi les assassiner, les mettre à mort en les torturant avec un couteau, puis les jeter dans l'eau bouillante, ou l'huile non moins bouillante, hachées, tronçonnées, réduites en carrés ou rectangles, en chips, pourquoi tant de haine ???

L'écho de ces petites voix m'a torturé 10 jours de suite. Et nerveusement j'ai craqué, je n'ai pas pu en toucher une, pas une de plus...

Pire, j'ai résolu... de fuir mon service militaire, et d'emporter avec moi le reste des patates, afin de leur rendre leur liberté. Je viens de trouver un nouveau but, ma vie prend un sens auquel je n'aurais jamais pensé. Je vais fonder une association anti végétarien ! Ils me répugnent à tuer tous les végétaux. Ah c'est sûr, ces idiots sont trop sourds pour entendre la plainte des végétaux, leurs cris de douleur, c'est la bonne excuse pour les manger sans états d'âme !

Et le sang qui coule n'est pas rouge, alors ça les effraie pas. Je hais les végétariens. Mais pour l'instant... je dois songer à m'échapper...

 

EPILOGUE
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Le 13 février 1999, Antoine Bapaume a été retrouvé mort six mètres plus bas, gisant sur le trottoir, un sac de pommes de terre dans les bras.

Le Ministère français de la défense nie toute implication dans cet homicide. Ainsi que les associations privilégiant les végétariens.

Antoine est mort, laissant devant lui un avenir assombri, ou tout un pan de la vie sur Terre continuera à souffrir, les végétaux. Puisse ce journal réveiller au coeur du lectorat la part de tendresse que l'on se doit d'octroyer aux patates.

A notre connaissance, Chantal aurait fondé ces jours derniers (en mai 99) la Ligue pour la Survie des Patates, dont elle est la digne présidente et représentante.